Création et entretien d'une vision collective

La « vision » dans un éco-lieu collectif, ou sa « raison d’être », exprime le « Pourquoi » du projet et esquisse son « Comment ». Définir cela, le formaliser, ce qui n’est pas simple, permet la cohérence du projet et donne un point d’entrée aux personnes qui souhaiteraient le rejoindre. La vision se concrétise par un texte, parfois appelé « charte », et sert de point de départ à l’établissement des règles de fonctionnement. La vision, si elle est claire et solide, sera un point d’appui quand ça ira mal en interne. Enfin elle apportera courage et motivation si le monde fou malmène le projet.

Comment créer puis entretenir cette vision ? Retour d’expérience par un des initiateurs de la Ferme Légère.

Qui crée cette vision ? Qui écrit ? Une personne, les initiateurices ou tous les participant·es potentiel·les du projet naissant ? La lisibilité et la cohérence s’accommodent mal de la rédaction à plusieurs cerveaux, même si des outils numériques permettent cela (PAD). D’un autre côté la rédaction en solo pose dès le départ un acte non collectif, qui pourrait bien être le signe d’un déséquilibre durable, voire d’une gouvernance qui ne trouvera jamais une horizontalité suffisante.

Sans que cela soit prémédité, nous avons produit notre vision en plusieurs étapes, parfois collectives et parfois non.

  • Les participant·es du 1er groupe projet, une dizaine de personnes réunies autour d’un couple initiateur, se sont lancées dans la rédaction collective d’une charte. L’exercice a permis 2 choses : mettre au clair ce qui nous rassemblait et, avant ça, mettre au clair chacun chacune ce qui nous anime, ce à quoi on tient, ce que l’on veut mettre en avant. Exercice indispensable car nous étions peu conscients de ce qu’un tel projet changerait dans nos vies. Nous rêvions et pas forcément des mêmes choses. Le résultat fut très succinct et peu sympa dans la forme. Pas étonnant puisque nous étions réunis surtout par des circonstances (un groupe de copains écolo-gauchos).

Le groupe s’est essoufflé et s’est arrêté quand le couple initiateur s’est lancé dans une installation familiale à défaut de collective.

  • En vue de relancer le groupe en invitant largement, j’ai repris le travail collectif et tout réécrit, avec mon style et mes priorités, tout en étant conscient des possibles attentes des personnes qui rejoindraient le 2ème groupe projet. J’ai produit une version plus longue qui fixait des éléments sur lesquels le 1er groupe n’avait pas pu se mettre d’accord ou n’avait simplement pas travaillé.
  • Cette 2ème mouture a permis de communiquer sur le projet et un 2ème groupe s’est formé autour d’une vision plus claire et plus précise. Ce nouveau groupe a ensuite amendé le texte à la marge.

Si la vision est formalisée avant qu’un lieu ne soit trouvé pour l’accueillir, elle doit être suffisamment ouverte et générale pour que trouver le lieu soit possible. Car le lieu et son contexte socio-politique ont une très forte influence sur la vision qu’il sera possible d’y faire vivre. Si on formalise dans la vision que l’on veut minimiser le nombre de voitures et de trajets motorisés, elle sera difficile à tenir si on choisit un lieu sans transport en commun et dont l’accès passe par plusieurs côtes bien raides.

Une grande et belle phrase abstraite, genre « respect et amour du vivant », sera un point de départ, une 1ère définition du « Pourquoi ». Mais elle ne fixe pas grand-chose si tout le monde peut s’y rallier sans trop réfléchir à ce que cela implique concrètement. Par exemple la phrase « Aucune addiction ne devra perturber le fonctionnement du collectif » est très ambiguë car d’une part chacun·e peut mettre une limite différente entre conso normale et addiction et d’autre part une addiction pourra être considérée comme perturbante par certain·es et non perturbante par d’autres. Il me semble important de préciser dès le départ une partie du « Comment », notamment ce qui pourrait être inacceptable pour certaines personnes. Par exemple l’interdiction du cannabis ou des voitures personnelles (2 addictions assez courantes). Je préconise d’être très clair quand il le faut, de ne laisser aucune ambiguïté, de ne pas euphémiser par peur de faire peur. Un équilibre délicat est à trouver entre ouverture et fermeture.

Notre charte est divisée en 11 petits chapitres (Propriété, Ressources, Partage, Vivre ensemble, Engagement, Intergénérationnalité, Ouverture et rapport à la société, Art et spiritualité, Animaux, Transports, Encombrants et aliénants) précédés d’une introduction et d’une liste de références externes (Décroissance, Permaculture, Négawatt, CNV). Les conditions de modification y sont inscrites (consensus).
Elle a un numéro de version et je m’aperçois qu’elle n’est pas datée (je proposerai l’ajout).

Il y a un avant et un après démarrage effectif du projet. Par démarrage j’entends l’installation sur le lieu et le début de la concrétisation de ce qui a été imaginé pendant la phase de rédaction de la vision et de recherche du lieu. Avant, la vision sert principalement à rassembler les personnes qui porteront le projet. Après, elle sert surtout de gouvernail qui devra être solide pour les jours de tempête.

L’expression de la vision, la charte, doit pouvoir être modifiée en fonction de ce qui se vit réellement sur le lieu mais aussi avec l’évolution du mouvement des éco-lieux, de la société et autres considérations externes. Le « Pourquoi » est forcément assez large et devrait peu évoluer. Plus variable sera le « Comment » on va mettre cela en œuvre et jusqu’où, ce qui est acceptable ou pas par chacun.
Parfois ce sera un assouplissement si on a visé trop haut (par exemple chez nous, les restrictions fortes sur l’élevage et la consommation de viande) ou un pas de plus en avant (toujours chez nous, la non consommation de café et autres produits alimentaires coloniaux). L’essentiel est de garder la direction initiale sans se perdre. Si la vision est adaptée pour aider à l’intégration de nouvelles personnes, elle risque ne plus convenir aux ancien·nes et le projet ressemble à une girouette.
Il faudra aussi garder la ligne, c‘est à dire un texte court, clair et cohérent. Attention aux ajouts successifs, fixez-vous une longueur maximale, supprimez les obsolescences et les éléments ayant perdus leur importance initiale.

La charte et son évolution est un lieu de tensions et de pouvoir, notamment entre ancien·nes et nouvellaux qui vivent ensemble avec des capacités et des limites différentes. Un·e ancien·ne cherchera à préserver ce qui lui convenait, un·e nouvelleau cherchera à adapter pour que ça lui convienne mieux. Les capacités et limites de deux personnes arrivées en même temps peuvent aussi évoluer différemment. Pour corser le tout, l’enjeu ne sera pas de même importance pour toutes les personnes, en fonction de ce qu’elle ont investi dans le projet (argent, temps, espérances, etc) et des alternatives qu’elles pensent avoir par ailleurs.

La charte pourra aussi subir des tests de solidité de la part de participant·es qui, par une transgression plus ou moins volontaire, permettront au groupe d’évaluer dans quelle mesure le texte à « force de loi » ou si c’est juste un truc qui a permis de lancer le projet.
Attention, les 1ères transgressions faciliteront voire appelleront les suivantes. Il faut alors doser la fermeté sur le gouvernail. Ce que je préconise : les transgressions doivent être mises en lumière et ne peuvent être acceptées que temporairement et au consensus. Hors consensus, le texte s’applique tant qu’une nouvelle version n’a pas été produite en respectant le protocole de modification.

C’est pas le tout d’avoir un beau texte concis, incisif et respecté, encore faut-il l’incarner. Les visiteureuses qui l’auraient lu avant, doivent le constater sur place, à minima ne pas sentir un décalage décevant entre des belles phrases et un quotidien plus classique.
Relisez-le régulièrement, par exemple avec les nouvellaux résident·es, d’où l’importance d’un texte court. Célébrer régulièrement des éléments qui concrétisent la vision, par exemple les récoltes, les saisons, les naissances, les arrivées, les avancées… Célébrer les valeurs du projet permet de les rendre vivantes et évite l’amollissement, le vieillissement, la droitisation (et oui avec l’âge peu de gens y coupent).

Enfin, une vision sans projet ne sert pas à grand chose. La volonté de tenir la vision coûte que coûte ne doit pas tuer le projet. Mieux vaut un projet avec une autre vision que pas de projet du tout. Alors parfois, pour sauver le groupe (ou une partie) une remise à zéro peut s’imposer : on met tout à la poubelle et on repart d’une feuille blanche, si possible avec une ou des autres personnes au clavier.

Marc, février 2023